Tribune “Se promener dans la nature n’est pas un crime”

Pour bien démarrer l’année 2024, une tribune est parue dans le journal Le Monde pour s’opposer aux restriction d’accès à la nature et aux sentiers qui ont fleuri durant l’année 2023.

A l’initiative des députés écologistes Lisa Belluco et Jérémie Iordanoff, 50 personnalités s’insurgent, dans une tribune au « Monde », contre une disposition légale de février 2023 interdisant aux promeneurs, sous peine de contravention, l’accès aux espaces naturels privés.

Voir la tribune sur Lemonde.fr (accès réservé aux abonnés) : lemonde.fr/idees/article/2023/12/30/se-promener-dans-la-nature-n-est-pas-un-crime_6208409_3232.html

Le texte de la tribune en intégralité :

Simples promeneurs, randonneurs, écoliers, cavaliers, grimpeurs, alpinistes, mycologues, cyclistes, pratiquants de trail, pisteurs, photographes… tous les usagers de la nature le savent : c’est par la pratique de la nature que nous apprenons à la connaître et que naît une volonté commune de préserver notre environnement. C’est une évidence qui mérite d’être rappelée : pour protéger la nature, il faut la connaître. Et pour la connaître, il faut pouvoir y accéder.
Dans la pratique, une certaine tolérance d’accès aux espaces de nature existe de longue date, qu’elle soit tacite ou normalisée à travers des conventions entre acteurs publics et propriétaires privés. Ce compromis fragile est aujourd’hui remis en cause. En effet, depuis la loi du 2 février 2023 « visant à limiter l’engrillagement des espaces naturels et à protéger la propriété privée », le simple fait de s’aventurer ou de traverser une propriété rurale ou forestière, sans même l’endommager, constitue une contravention de quatrième classe, sanctionnée par une amende forfaitaire de 135 euros.
Fin août 2023, un propriétaire privé s’est prévalu de cette toute nouvelle législation pour installer des panneaux « Propriété privée – Défense d’entrer » sur des sentiers dûment balisés et dissuader ainsi les usagers de la nature de s’aventurer plus loin. Interdiction leur est faite d’accéder à 750 hectares d’espaces naturels, au sein de la réserve naturelle des Hauts de Chartreuse, entre la dent de Crolles et le mont Granier (région Auvergne-Rhône-Alpes). Cet espace est désormais réservé, notamment à l’usage de chasses privées lucratives.

Une décision à contretemps

C’est un cas alarmant de restriction d’accès à la nature d’autant plus inquiétant que 75 % de nos forêts sont privées, selon les chiffres du Centre national de la propriété forestière. La grande majorité de nos espaces naturels pourraient ainsi devenir inaccessibles. Se promener dans la nature n’est pourtant pas un crime. On comprend mal l’impérieuse nécessité de venir, en 2023, sanctionner des usagers de la nature, à l’heure où il faudrait changer de fond en comble notre rapport à elle. N’est-ce pas procéder à contretemps, dans un contexte où il faudrait plutôt garantir un accès à la nature pour apprendre à la connaître et la protéger ?
Sans accès à la nature, Rousseau n’aurait sans doute pas pu écrire les Rêveries du promeneur solitaire, et Le Voyageur contemplant une mer de nuages [tableau du peintre romantique allemand Caspar David Friedrich] serait la représentation picturale d’une infraction pénale. Sans accès à la nature, les naturalistes n’auraient jamais pu cartographier le vivant, découvrir sa richesse, sa complexité, mesurer et alerter sur les risques que nous faisons peser sur lui.

Respect de la vie privée

Si la France est depuis longtemps attachée à la liberté d’aller et venir et considère l’environnement comme le patrimoine commun des êtres humains, elle est également protectrice de la propriété privée. Or, sans la remettre en cause, nous pourrions nous inspirer des modèles européens pour la rendre compatible avec le libre accès à la nature.
De nombreux pays (Suisse, Islande, Norvège, Suède, Finlande, Estonie et, dans une moindre mesure, Danemark) consacrent le droit de tout un chacun d’accéder à la nature. Ce droit ne s’exerce pas sans limite : s’il est permis chez nos voisins européens d’accéder, voire de séjourner ou de cueillir des baies dans des espaces naturels privés, c’est toujours dans le strict respect de la vie privée et de la préservation de l’environnement.

Dépénaliser l’accès à la nature

Il n’est évidemment jamais question de traverser un jardin ou de franchir les portes d’une habitation. Seules les vastes étendues naturelles sont concernées. Un autre monde, en l’occurrence un autre rapport aux espaces naturels, est possible : nos voisins scandinaves en apportent la preuve.
Nous appelons dans l’immédiat à dépénaliser l’accès à la nature. Nous souhaitons également ouvrir un débat plus large sur l’opportunité de faire évoluer notre législation pour garantir à tous, dans une perspective démocratique, le libre accès aux espaces naturels.


Les premiers signataires de la tribune :

  • Dorian Labaeye, Président du Syndicat National des Guides de Montagne
  • Fiona Mille, Présidente de Mountain Wilderness
  • Jérémie Iordanoff, Député de l’Isère
  • Lisa Belluco, Députée de la Vienne
  • Michaël Weber, Président de la Fédération des Parcs Naturels Régionaux
  • Nicolas Mathieux, Vidéaste, Explorateur
  • Philippe Descola, Anthropologue
  • Pierre-Antoine Rigout, Collectif Chartreuse
  • Vincent Munier, Photographe animalier
  • Xavier Morin, Président de Canopée Forêts vivantes
  • Alexandre Faucheux, Président du Syndicat National des Professionnels de la Spéléologie et
    du Canyonisme
  • Alexandre Zabalza, Professeur de droit privé
  • Alice Nikolli, Géographe
  • Ana Tempass, Chargée de projets à l’Observatoire des Sciences de l’Univers de Grenoble
  • Billy Fernandez, Activiste
  • Brian Padilla, Écologue, Muséum National d’Histoire Naturelle
  • Camille Girault, Géographe
  • Camille Savre, Doctorante en anthropologie
  • Christophe Gauchon, Professeur de géographie
  • Etienne Large, Doctorant en Géologie
  • Eva Faurobert, Directrice de recherche au CNRS
  • Fabienne Giraud, Micropaléontologue
  • Françoise Gendarme, Présidente de l’Association Professionnelle Sport & Outdoor
  • Frédérique Duquesnoy, Archéologue
  • Géraldine Sarret, Directrice de recherche au CNRS
  • Henri-Claude Nataf, Directeur de recherche émérite au CNRS
  • Isabelle Kieffer, Ingénieure de recherche au CNRS
  • James Hollingsworth, Chercheur au CNRS
  • Jean-Claude Monnier, Président de l’association Randonneurs Cavaliers Nature
  • Jean-Louis Munier, Directeur de recherche au CNRS
  • Jean-Luc Peiry, Hydrogéomorphologie
  • Jean-Marc Hermes, Président de l’Union Nationale des Accompagnateurs en Montagne
  • Jocelyn Chavy, Co-Rédacteur en Chef d’Alpine Mag
  • Joseph Martinod, Professeur de géologie
  • Julien Vieira, Avocat
  • Laurent Baheux, Photographe animalier
  • Laurent Baillet, Enseignant en mécanique
  • Léna Gruas, Enseignante-chercheuse en sociologie du sport et de l’environnement
  • Marius Meyer, Secrétaire Général de l’ANMP-Guide de la Mer
  • Michel Dietrich, Directeur de recherche au CNRS
  • Muriel Duguet, co-présidente du Syndicat National des Grimpeurs Encadrant dans les Arbres
  • Myriam Houssay, Institut d’urbanisme et de recherche alpine
  • Nicolas Favro, Vidéaste
  • Pauline Di Nicolantonio, Présidente de l’association Justice des Animaux de Savoie
  • Pierre Crétois, Maître de conférences en philosophie
  • Rémi Josserand, co-président du Syndicat National des Grimpeurs Encadrant dans les Arbres
  • Salomé Guilbert, co-présidente de Déclic
  • Sarah Vanuxen, Maîtresse de conférences en droit privé
  • Symon Welfringer, Grimpeur, Alpiniste
  • Thomas Pesenti, Président du Syndicat des Professionnels de l’Escalade et du Canyon
  • Violette Philippe, co-présidente de Déclic
  • Vivien Mai Yung Sen, Doctorant au laboratoire EDyTeM
  • Xavier Bodin, Chercheur au CNRS, Géographe
  • Xavier Robert, Géomorphologue
  • Yannick Vallençant, Président du Syndicat Interprofessionnel de la Montagne